Les énigmes de Mercure



Énigmes, logogriphes et charades :      Poésie   |   Journalisme




      

Poésie

Dans la tradition littéraire, dans les écrits profanes et sacrés, l'énigme se présente sous des formes diverses et elle remplit des fonctions qui peuvent être aussi bien rhétoriques qu'esthétiques, pédagogiques et ludiques. En tant que genre littéraire, elle connaît un effort intense de théorisation au XVIIe siècle, de même que des notions connexes comme l'emblème, la devise ou l'hiéroglyphe (Spica 1996, Veret-Basty 2018). Phénomène littéraire et social, l'énigme se pratique dans les salons et les collèges, et fait l'objet de recueils manuscrits ou imprimés dont le plus célèbre reste celui de l'abbé Charles Cotin (Cotin 1638). Dès lors, l'énigme en tant que genre apparaît comme une composition versifiée qui se caractérise par son obscurité : le mot de la réponse, supposément connu de tous, se cache sous une description mystérieuse, souvent métaphorique et paradoxale. S'exprimant à la première personne, le sujet de l'énigme se présente à travers des indices équivoques qui, selon les mots de Cotin, « le couvrent en le découvrant » (éd. Vuilleumier-Laurens 2003, p. 27).

Poésie du masque et de l'obscurité, l'énigme entre en dissonance avec l'impératif classique de la clarté. C'est un des motifs qui expliquent le peu de crédit dont elle jouit auprès de certains commentateurs des XVIIe et XVIIIe siècles. Ses partisans eux-mêmes conviennent en général qu'elle forme un genre mineur. Toutefois, l'énigme met au jour l'épaisseur du langage et elle interroge la nature cryptique de la poésie, pistes que suivront plus tard des auteurs ou des critiques comme Mallarmé, Valéry, Saint-John Perse et Riffaterre. Ainsi, l'énigme gagnera paradoxalement ses lettres de noblesse poétiques à une époque où elle aura presque complètement disparu du paysage littéraire en tant que genre.

L'énigme est aussi un genre ludique. À ce titre, elle privilégie la facétie, le trait d'esprit et le jeu sur les non-dits qui mobilise parfois des allusions sexuelles (par exemple, l'énigme de La Condamine sur les éternuements). L'énigme, de même que le logogriphe et la charade, joue abondamment sur ses propres codes (Léchot 2018). D'une part, ces textes enfreignent ou détournent périodiquement les règles qui définissent le fonctionnement du jeu pour mieux tromper les attentes du lecteur. Significativement, la première énigme publiée dans Le Mercure galant en 1677 piège déjà le joueur en faisant mine de porter sur un être animé, alors qu'elle désigne la lettre r. D'autre part, les codes poétiques et les lois de la versification apparaissent comme un terrain de jeu privilégié des auteurs d'énigmes, de logogriphes et de charades (voir le florilège). On trouve dans le corpus des énigmes des mètres rares, l'hétérométrie la plus libre, des textes qui se situent au croisement de plusieurs genres et formes (par exemple, les sonnets énigmatiques en bouts-rimés) et l'usage de procédés qui anticipent des contraintes chères à l'Oulipo comme le lipogramme ou l'inventaire. En même temps jeu littéraire et jeu sur la littérature, les énigmes explorent la dimension ludique de la versification classique, dans une perspective qui touche parfois à l'expérimentation.





Journalisme

Sans quitter les salons et les autres lieux de sociabilité littéraire qui privilégient l'oralité, l'énigme entre dans le domaine de la littérature journalistique en 1677, quand Jean Donneau de Visé commence d'en imprimer dans Le Mercure galant qu'il rédige depuis 1672. Le succès de ces textes se mesure à l'aune des explications en vers, envoyées par les lecteurs et publiées par Donneau, et des listes nombreuses de noms de personnes qui ont trouvé la solution de l'énigme du mois précédent. À partir de janvier 1678 et pendant quatre ans, le rédacteur joint aux énigmes poétiques des « énigmes en figure » sous forme d'estampes (Selmeci Castioni 2015).

Jusque dans les années 1720, le mensuel change plusieurs fois de responsable, de ligne éditoriale et de titre (Mercure galant, Nouveau Mercure galant, Le Nouveau Mercure, Le Mercure), mais les rédacteurs de la publication réaffirment presque systématiquement le caractère essentiel de l'énigme. Plus encore que les airs notés et les poésies fugitives, les énigmes contribuent à définir l'identité du Mercure, périodique qui se caractérise du reste par la variété des contenus qu'il propose. Le journal français n'a pas pour autant le monopole du genre : beaucoup d'autres périodiques, en France et à l'étranger, réserveront une place aux énigmes. La Clef du cabinet des princes et la Suite de la clef ou journal historique comptent parmi les plus durables, de même que le Mercure suisse et le Journal helvétique où ces petites poésies soulèvent de vifs débats (Léchot 2016).

En tant que pièce journalistique, l'énigme contribue à l'émergence d'une figure d'auteur-lecteur qui exploite les dimensions interactive et collaborative du périodique (Schuwey 2015, Harvey 2016, Veret-Basty 2016). D'Arras à Marseille et de Rennes à Strasbourg, les textes sont nombreux qui, d'un mois à l'autre, se répondent et se commentent. De son côté, le périodique trouve dans l'énigme un moyen efficace de fidéliser son lectorat : le lecteur doit attendre le mois suivant pour connaître la réponse des énigmes publiées et pour voir éventuellement son nom apparaître parmi les joueurs qui ont trouvé la solution. Loin de disparaître à la fin de l'ère « galante » du Mercure, l'énigme est non seulement maintenue dans le nouveau Mercure de France, mais la place qu'elle y occupe a tendance à augmenter au fil des ans. Toutefois, l'innovation du Mercure de France dans la rubrique des jeux littéraire consiste en l'introduction du logogriphe. À partir de 1727, le logogriphe renouvelle la pratique de l'énigme en la complexifiant, puisqu'il donne à deviner non seulement une réponse principale, mais toute une série d'anagrammes partielles ou complètes du mot de la réponse (le mot orange, par exemple, contient les mots orage, rage, or, nage et nager). Le succès des logogriphes est immédiat, comme on peut en juger dans le graphique suivant qui récapitule le nombre de textes publiés chaque année dans le Mercure entre 1677 et 1738.

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Le Mercure de France maintient pendant une cinquantaine d'années sa périodicité mensuelle ; sa ligne éditoriale reste également stable. Énigmes et logogriphes paraissent chaque mois dans un article à part, à la fin de la section des pièces fugitives et à proximité d'autres formes brèves (épigrammes, madrigaux, chansons, etc.). En revanche, la formule du Mercure évolue dans le dernier quart du XVIIIe siècle. Après sa reprise par Charles-Joseph Panckoucke, le nouveau Mercure de France paraît tous les dix jours puis toutes les semaines. Un troisième genre ludique s'ajoute alors aux énigmes et aux logogriphes : après plusieurs apparitions timides, la charade s'impose en 1782 comme le jeu poétique à la mode. Le graphique suivant, qui concerne les années 1739 à 1799, montre comment la charade s'immisce dans l'article des divertissements littéraires sans entraîner la diminution du nombre d'énigmes et de logogriphes publiés. Un principe d'équilibre régit la publication des trois genres.

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Sous la Révolution, le journal accorde plus d'attention à la politique. Il change plusieurs fois de propriétaire, de périodicité et de titre (Mercure français, Mercure de France). Dans un contexte économique difficile et très concurrentiel, les responsables de la publication tentent de s'adapter à la conjoncture et de trouver un nouvel équilibre entre le besoin d'informations fraîches et l'ambition de proposer des contenus de qualité. Le début de la période révolutionnaire voit l'énigme, le logogriphe et la charade se rapprocher de l'épigramme en se politisant (voir le florilège). Le Mercure français de Mallet du Pan, La Harpe, Marmontel et Framery, qui continue de publier des œuvres poétiques et littéraires, délaisse presque complètement l'article des énigmes en 1795-1796, mais il fait machine arrière en 1797.

Après 1799, le Mercure va mourir et renaître à plusieurs reprises, n'abandonnant définitivement la publication d'énigmes que dans les années 1820, avec Le Mercure du dix-neuvième siècle lancé par Henri de Latouche. L'énigme, le logogriphe et la charade en vers ne disparaissent pas pour autant des journaux français et étrangers. Seulement, la presse du XIXe siècle assiste à une forte diversification des jeux qui ne sont plus nécessairement littéraires et qui inaugurent différents dispositifs graphiques ou typographiques. Parmi ces nouveaux divertissements se développe le carré magique de lettres qui inspirera l'invention des mots croisés en 1913 (Augarde 1984, p. 54).